Ce matin, j’ai hésité à porter mon nouveau pantalon à la texture gaufrée. Quand je me le suis procuré, des amies ont touché le tissu et grimacé à la sensation. Et si j’accrochais un.e client.e pendant le service, et qu’il/elle le sentait sur sa peau?
Je me suis dit : « Il ne faudrait pas que je dérange. » C’est l’écho de la majorité de mes pensées intérieures : Je VAIS déranger. Je VAIS mettre mal à l’aise. Je VAIS prendre trop de place.
Un blogue sur le féminisme
J’ai eu pendant des années un blogue qui s’appelait Feminist Model. Je découvrais le féminisme, et je voulais m’exprimer là-dessus. Et il y a dix ans, le monde (déjà!) n’était pas aussi ouvert sur le sujet qu’aujourd’hui. Alors, sur un blogue, je me suis permis d’écrire sans censure. Que je ne voulais pas d’enfant, que je croyais en l’amitié homme-femme, la pression de la minceur, les agressions sexuelles et j’écrivais même hors des sujets du féminisme, comme la pression des nouveaux médias. Je l’illustrais avec mon portfolio de mannequin. C’était aussi terrifiant qu’une source de grande fierté, une finalité merveilleusement libératrice. Pas besoin de le rechercher, je l’ai laissé disparaître en ne renouvelant pas l’hébergement. (Souvent, on se prive de ce qui nous recharge le plus parce qu’on a couru trop vite vers l’indication de se reposer.)
Photo : Llamaryon, pour Isabelle Ferland – Bijoux en bois
Sans censure sur une plateforme publique
Je m’exprimais sans censure sur une plateforme publique : ce que je ne fais plus du tout depuis que j’ai créé mon propre emploi.
Je me censure tout le temps. Rien de choquant, vraiment, à cacher : pas d’opinion extrême, pas de mépris, pas de rejet, pas de condescendance, mais un cerveau qui va dans tous les sens, difficile à suivre, surexcité par la découverte. Une cliente me parle de son voyage à Venise? Je veux discuter du surtourisme (une taxe a été mise en place là-bas pour tenter de réduire le nombre de visiteurs), et je suis déjà rendue dans un autre pays. Des chicane d’enfants? Un stress intense? J’ai probablement appris quelque chose récemment à propose ces sujets de la part d’un chercheur ou d’un formateur, et je meurs d’envie de le partager, comme c’est SI intéressant! Devant la connaissance, nous sommes tous égaux : personne ne connaît tout. Mais aussitôt, je tire sur ma bride : non, je n’en parlerai pas.
Lorsque je m’échappe, c’est comme si je m’étais présentée en portugais ou en russe : une confusion discrète mais rapide, un sourire gêné, beaucoup de silence. « Cesse de faire ton intéressante. » Encore aujourd’hui, après 7 ans en service à la clientèle, il m’arrive d’apprendre que j’ai été maladroite alors que je m’efforçais de développer de l’intérêt. Le chat qui ronronnait de plaisir a montré son ventre, puis j’entends son feulement. « Tu me manques de respect! »Il y a toujours le risque que féliciter quelque chose équivaille à dévaluer l’autre. C’est comme la douche d’eau froide bien connue : « Tu me dis que je suis belle aujourd’hui, est-ce que j’étais laide hier? »
Apprendre comme un grand terrain de jeu
Je ne me motivais pas à l’école avec la conclusion de finir et passer à autre chose : apprendre, comprendre, et en dernier recours, mémoriser, parfois m’enthousiasme, en général me satisfait. Et je sais que cette déclaration me met déjà à l’écart. Apprendre est pour moi un grand terrain de jeux, un module de jeu brillant, coloré, qui part dans toutes les directions avec plein de jeux possibles. C’est une déclaration absurde à communiquer. J’imagine que c’est pour la plupart une mer sombre, incertaine, inattirante, au risque de tempête et qui avale tout ce qu’elle veut.
Les récits les plus communs me laissent tout simplement aride. Des comparaisons de magasinage. Des anecdotes de beuveries. Le repassage de vieilles rancunes. Des jugements enracinés dans d’évidents malentendus.
Qu’y a-t-il à dire? Quel espoir reste-t-il? Que peut pousser dans cette terre desséchée?
Le mieux est de parler de quelque chose que je ne connais pas : alors, je veux tout apprendre de mon interlocuteur. Sinon, j’insiste un peu pour pousser les sujets dans les valeurs qui me font le plus vibrer : l’amour et la beauté (sous toutes ses formes). Quand ces sujets arrivent naturellement, quand je connecte avec quelqu’un, je vois cette transformation : je parle plus vite, je m’illumine, mon niveau d’énergie frôle le nucléaire. Et je me sens terriblement –libre-.
Avec cette pensée en arborescence, explosive, excessive, naît la créativité. Loins des canons d’Hollywood ou de la Silicon Valley, c’est un processus isolant, aliénant. Un processus réussi en créativité n’apparaît qu’après des centaines de tentatives en échec, malaisantes. Tout le monde veut être un artiste. Mais personne ne rêve d’être mis à part. C’est comme un condiment que tout le monde s’accorde à dire qu’il est très bon, mais qui ne s’accorde avec aucun des plats dans le repas. Alors je tente de ressembler plus à ce que tout le monde aime, quelque chose comme une sauce poulet au beurre.
Mais je suis une relish d’algues.
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